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Lucette Mosès

Yasmina Reza est un auteur franco-iranien d’origine juive. Elle a déjà écrit plusieurs pièces de théâtre. «Hammerklavier» est un recueil de récits courts à caractère autobiographique. Le texte suivant est un de ces récits.

Lucette Mosès

1    Nous arrivâmes en retard. L’ouvreuse nous fit
 rester dans l’escalier qui précède l’arrivée dans
 la salle et nous étions plusieurs à être assis sur les
 marches, sans rien voir. Entendre ainsi les chants
5 lointains et successifs qui se déroulaient là-haut était
 un privilège particulier.
2    Il arriva un moment, dans un silence, où nous
 pûmes, sans déranger, rejoindre nos places. Dans la
 lumière soudaine, nous vîmes l’orchestre de Paris, les
10 chanteurs assis, Daniel Barenboïm qui s’épongeait le
 visage et l’immense choeur au fond, parfaitement
 aligné.
3    La musique reprit. C’était Le Messie de Haendel
 dans la transcription de Mozart.
415    Vint l’entracte. Puis la deuxième partie.
5    Soudain, soudain, au beau milieu d’un récitatif,
 alors que mes yeux erraient vers le fond, je vis, à
 gauche du choeur, dans le choeur même à l’endroit
 des sopranos, je vis Lucette Mosès.
620    Lucette Mosès était devenue chanteuse! Lucette
 Mosès, la petite juive, naine, boulotte, roussâtre, mon
 amie esclave des classes de troisième et seconde,
 chantait Mozart devant le parterre comble de la Salle
 Pleyel. Lucette, mon bouffon, mon valet, mon
25 entraînement au pouvoir, Lucette le laideron
 comique à qui je faisais croire n’importe quoi, que
 des hommes mûrs (vingt-cinq ans dans ma tête)
 m’attendaient au coin du boulevard de la République
 pour m’emmener là où jamais elle n’irait, passer des
30 soirées puis des nuits d’extase dont je laissais
 entrevoir certains détails par méchanceté (les autres
 étant eux-mêmes trop flous pour ma propre
 imagination), Lucette, mon entraînement à la
 cruauté, mon faire-valoir, Lucette était parvenue, et
35 presque jolie, même jolie de là où j’étais, à devenir
 chanteuse dans le choeur de l’orchestre de Paris.
7    Chantait-elle déjà? Avait-elle une voix, une
 sensibilité artistique? Déjà? Non. Cela est venu
 après. Bien après mon règne. Cela ne pouvait pas être
40 au temps du minable tablier rose, à l’heure où plus
 personne ne portait de tablier mais qu’elle avait, elle,
 conservé, trop court et en entonnoir¹. Elle ne
 chantait pas du temps de ma protection. Du temps de
 ma protection, Lucette était laide, timide, coiffée par
45 une raie centrale et deux barrettes² de pauvre, sa
 voix était rêche. Du temps de ma protection, Lucette
 savait rester l’être inférieur qu’il me fallait. Elle ne
 chantait pas. Lucette a découvert le chant plus tard, à
 la faveur... à la faveur de je ne sais quoi, d’un homme,
50 d’un lieu, d’une femme, de je ne sais quoi qui peut
 faire basculer le destin, ainsi donc le destin bascule,
 quelle nouvelle!
8    Lucette chante Mozart, Lucette est jolie, ses
 cheveux roux sont joliment gonflés sur le côté,
55 lorsqu’elle ne chante pas un sourire heureux flotte
 sur ses lèvres. Lucette Mosès est heureuse.
9    Qui l’eût dit? Qui eût dit au temps des boulettes
 de papier, des mains rougeaudes, qu’une femme allait
 surgir de cette désespérance?
1060    Qu’est-ce que la découverte du Messie dans sa
 version mozartienne comparée au choc de cette
 évidence miraculeuse: on peut échapper à sa
 destinée!
11    Vite, que Le Messie se termine, Lucette, je n’ai
65 d’yeux que pour toi, il va falloir que je te dise tout
 cela, avec des mots gentils bien sûr, ne t’inquiète pas,
 comme tu chantes bien! Il me semble presque que
 j’entends ta voix! Vite, vite, que la musique passe!
12    Applaudissements.
1370    Daniel Barenboïm se penche et salue. L’orchestre
 se lève, les chanteurs se lèvent. La salle est immense
 et se lève à son tour.
14    Je me fraye un chemin parmi la foule et j’avance
 vers la scène où tout respire la joie, le plaisir de la
75 musique, la fin de l’effort, la gloire méritée et
 j’avance vers Lucette qui sourit, Lucette masquée par
 instants par des mains levées, des visages, Lucette qui
 disparaît au fur et à mesure que j’avance, Lucette,
 jolie, rousse et fine. Et tout d’un coup, je vois que
80 cette jeune femme, ce n’est pas Lucette Mosès.
 
 
 d’après Yasmina Reza, dans «Hammerklavier»
 éd. Albin Michel 1997

noot 1: en entonnoir = in de vorm van een trechter
noot 2: la barrette = het haarschuifje, het haarpinnetje