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Les saints patrons

Les saints patrons

11    «Quelle différence y a-t-il entre un patron américain et un patron français? Quand
2 le premier n'a pas atteint ses objectifs, il donne sa démission. Le second est tellement
3 brillant qu'il peut expliquer, cinq ans de suite, pourquoi il ne les a pas atteints... et rester
4 en place.» C'est la boutade significative qu'un homme d'affaires américain a racontée à
5 Michel Bauer, un sociologue qui étudie une étrange et fort sélecte «peuplade»: les grands
6 patrons.
27    Autrefois, le patron était considéré comme un vil exploiteur. Il se montrait peu,
8 pesait prudemment ses mots devant un parterre hostile. Désormais, il fait la une, on boit
9 ses paroles. C'est un sauveur. A une condition, rappelle Michel Bauer, c'est qu'il soit bon.
10 Mais direz-vous, il est forcément meilleur puisqu'il est le premier, selon la dure et juste loi
11 du sport. Avoir.
312    «Une secrétaire peut être incapable, ou un ingénieur, ou un vendeur. Par nature, par
13 fonction, les patrons sont infaillibles.» Par quel miracle? Bauer a voulu savoir oü et
14 comment ils avaient acquis leur légitimité.
415    Pour devenir grand patron, explique le chercheur, il y a trois voies d'accès. Primo:
16 vous êtes un ingénieur ou un vendeur génial et vous grimpez les échelons petit à petit,
17 jusqu'au sommet. On appelle ça l'atout-carrière. Bauer prévient les candidats: «En France,
18 c'est le dernier des moyens,»
519    Secundo: vous héritez du fauteuil de papa, ou de beau-papa, c'est plus discret. Voilà
20 pour l'atout-capital. Le fondateur a le net avantage sur son rejeton d'avoir fait ses preuves.
621    Tertio: vous êtes un fort en thème, ou plus exactement le fort en thème des forts en
22 thème. Non seulement, vous avez réussi l'Ecole polytechnique ou l'Ecole nationale
23 d'administration (les deux, c'est encore mieux) mais surtout vous êtes sorti dans la botte,
24 c'est-à-dire comme un des premiers. Ça, on l'appelle l'atout-Etat.
725    Eh bien, seize des vingt-cinq plus grosses entreprises françaises sont dirigées par des
26 patrons dotés de l'atout-Etat, sept de l'atout-capital, et deux de l'atout-carrière. Les deux
27 en question étant Shell et IBM France, entreprises éminemment hexagonales comme on Ie
28 voit.
829    La France est donc décidément un curieux pays: la libre entreprise est aux mains
30 d'hommes formés, choisis, pour et par l'Etat. Leur titre de gloire? «lis étaient très bons
31 élèves à 20 ans, ce qui les prédestine à coup sûr à diriger une grande entreprise», lance
32 notre socio-railleur. «L'entreprise a été réhabilitée dans toute la société française, sauf
33 précisément au sommet de l'entreprise, puisqu'on va toujours chercher le dirigeant
34 ailleurs,»
935    Rappelez-vous qu'on a frôlé l'incident diplomatique pour mettre à la tête de
36 Renault un homme sûrement hors pair, mais qui ignorait tout de l'automobile. 11 se trouve
37 que Lévy est un bon, lui aussi. Car, évidemment, il ne s'agit pas de prouver qu'ils sont tous
38 mauvais. «Mais une fois de plus on a joué à la roulette rosse avec l'entreprise, constate
39 Bauer. La Régie Renault possède des milliers d'ingénieurs. Aucun ne pouvait prendre la
40 relève? La Régie, comme la plupart des grandes entreprises françaises, n'a pas de
41 dispositif pour former ses dirigeants. Or c'est un métier qui s'apprend,»
1042    Selon Bauer, les énarques? souffrent du «syndrome de la reconnaissance excessive».
43 TIs se prennent pour Dieu et surtout sont regardés comme tel.
1144    Le nez sur l'entreprise, son dada chéri, Bauer remarque prosaïquement: «Ils ne
45 pensent pas à développer de nouveaux produits, à expérimenter des techniques de vente.
46 Ce n'est pas étonnant, ils ignorent et méprisent les hommes qui travaillent dans les eentres
47 de recherches, dans les unités de production. lIs préfèrent les grandes stratégies
48 stratosphériques. Souvent, elles ne marchent pas. Alors ils font un beau discours pour
49 expliquer pourquoi elles ne marchent pas. Je caricature à peine.»

Agnès Bozon-Yerduraz, dans «Têlérama» du 1er mai 1991