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Les nouveaux riches au Japon

Les nouveaux riches au Japon

11    Le Japon est riche, et cette richesse ne s'exprime pas seulement en termes de
2 surplus commercial ou d'avoirs à l'étranger. On estime que, au cours des trois dernières
3 années, la flambée boursière et la spéculation foncière3 ont injecté dans l'économie
4 quelque 400 000 milliards de yens. Richesse de papier sans doute, mais qui, combinée
5 avec la force du yen, n'en a pas moins eu un «effet de richesse» extraordinaire,
6 stimulateur de la consommation.
27    De cette soudaine opulence témoigne tout d'abord l'apparition d'une classe de
8 parvenus qui font étalage de leur richesse. Rien n'est hors de leur portée: voitures de
9 luxe, meilleurs hôtels, maisons hollywoodiennes et arsenal de produits internationaux les
10 plus chers.
311    Les parvenus ne constituent pas en soi un phénomène nouveau au Japon. Chaque
12 époque a eu les siens, parmi lesquels on trouve parfois des personnages excentriques.
13 Pensons au marchand Bunzaemon Kinokuniya qui, au XVIIIe siècle, louait tout le
14 quartier réservé de Yoshiwara pour ses amis. Il y a eu aussi le patron des chantiers navals
15 de Kobe, Tadasaburo Yamamoto, enrichi par la première guerre mondiale, qui aimait à
16 faire cuisiner ses repas en brûlant des billets de banque et resta célèbre pour le banquet
17 de viande de tigre offert à l'Hôtel Impérial.
418    Il existe toutefois une différence entre les nouveaux riches d'autrefois et ceux de la
19 nouvelle génération. Les premiers avaient en général tendance à ne pas faire étalage de
20 leur argent. Au contraire, les parvenus d'aujourd'hui ont non seulement accumulé leur
21 fortune en un tour de main (soixante-dix sur les cent premiers contribuables4 du Japon
22 sont des propriétaires fonciers dont le montant des avoirs a été multiplié par dix, trente,
23 parfois cent en quelques mois), mais encore ils font parade de leur richesse.
524    Qui sont les autres «riches» qui se lancent dans une consommation fanatique dont
25 témoignent les chiffres d'affaires records de certains grands magasins? Ce sont
26 essentiellement des jeunes célibataires ou des couples sans enfants dont le mari et la
27 femme disposent chacun d'un salaire. La plupart travaillent dans le secteur tertiaire. Les
28 jeunes femmes, celles que l'on nomme les «office ladies» se comptent parmi les plus
29 frénétiques consommatrices. Ces «OL» consacrent une bonne partie de leur salaire à
30 s'acheter des vêtements ou à voyager: les vacances sont courtes, mais cela ne les empêche
31 pas d'aller loin (Europe, Etats-Unis).
632    La nouvelle prospérité des jeunes Japonais n'a fait qu'accentuer chez eux une
33 fureur du «look» sans commune mesure avec celle prévalant dans les pays occidentaux.
34 Les sociologues voient dans cette exubérance démesurée l'expression d'une quête de la
35 singularité dans une société saturée de biens matériels et dans laquelle le vêtement a eu
36 traditionnellement une fonction identificatrice de statut social.
737    Cette fureur de consommation est particulièrement marquée chez ceux que l'on
38 nomme les shinjinrui («la nouvelle race»), un mot lancé il y a quelques années par les
39 médias pour désigner une minorité de jeunes manifestant une attitude devant la vie, à
40 l'égard de l'argent et du travail, différente de la génération précédente. Un père de
41 cinquante-trois ans résume cette différence: «Nous avions un peu honte de jouir de la
42 vie. Eux, pas le moins du monde.» Dans un pays où la modernisation depuis le milieu du
43 XIXe siècle s'est faite par la mobilisation idéologique des vertus d'effort, de dévouement
44 à la cause commune et de sobriété, le côté yuppie américain (argent facile, voitures
45 rapides, gadgets, fast-food) des shinjinrui constituent un changement. Leur révolte est
46 totalement apolitique, bon enfant et guère menaçante pour l'ordre social. Simplement, ils
47 pensent d'abord à eux et à leur bien-être.
848    Cette «ego génération» éprouve, certes, comme ses parents, le besoin de s'identifier
49 à un groupe. Mais celui-ei n'est plus l'entreprise. Les shinjinrui s'identifient à un
50 sentiment, à une mode dans le sens le plus large du terme, et surtout à ces bandes de
51 jeunes dont les magazines dans le vent, (Brutus, 25 ans, Classic, Say ...) véhiculent - et
52 forgent - les signes de reconnaissance, aussi peu durables que nécessaires à la
53 communication entre leurs membres.

noot 3 la spéculation foncière = de grondspeculatie
noot 4 un contribuable = een belastingplichtige

Sélection hebdomadaire du journal «Le Monde» du Ier septembre 1988