Dans le texte qui suit, Jean Dutourd, membre de l'Académie française, parle du livre «Le
Miracle de Théophile» de Rutebeuf, poète et troubadour du Moyen Age.
1 | 1 | Dès qu'on se penche un peu sur les trouvères et troubadours du Moyen Age, on est | |
2 | surpris par leur modernité. lis ont l'air de gens d'une autre époque, plus proche de no us, | ||
3 | égarés parmi les barons analphabètes, les nobles dames, les bâtisseurs de cathédrales, les | ||
4 | pèlerins, les croisés, les moines. Leur anachronisme le plus frappant est qu'en ce temps | ||
5 | où les castes étaient séparées par des cloisons étanches, où il y avait une très grande | ||
6 | distance entre les serfs et les bourgeois, de même qu'entre les bourgeois et les seigneurs, | ||
7 | les trouvères se promènent partout, aussi à l'aise à la cour que dans les tavernes, pas plus | ||
8 | intimidés par le roi de France que par le roi des mendiants. | ||
2 | 9 | Rutebeuf, dont on pense qu'il est mort en 1285, ressemble à Villon avec deux | |
10 | siècles d'avance, et à Verlaine avec six siècles d'avance. C'est tout à fait le même genre de | ||
11 | tête brûlée. Il était, à ce qu'on dit, joueur et libertin, passions qui coutent cher quand on | ||
12 | n'a pour toute ressource que sa plume. Charmant garçon au demeurant, malgré son esprit | ||
13 | satirique, ayant la politesse que l'on apprend tout seul par l'exercice de la littérature. | ||
3 | 14 | L'anecdote du clerc Théophile, qui vend son âme au diable pour redevenir riche et | |
15 | puissant, est «une vieille histoire» datant du Ve ou du VIe siècle, qui est passée en | ||
16 | légende. C'est le sujet idéal pour un artiste qui veut raconter allégoriquement le grand | ||
17 | désir sacrilège qu'il a d'être plus fort que le destin, de traiter d'égal à égal avec le Mal et | ||
18 | le Bien, de mettre en concurrence, lui, petit homme n'ayant que la force de son esprit, la | ||
19 | Puissance qui crée avec la Puissance qui nie . Pour Rutebeuf la damnation de son héros | ||
20 | n'était pas une simple fiction , mais quelque chose qui pouvait arriver, qui était arrivé | ||
21 | peut-être au clerc Théophile, et qui en tout cas guettait le petit Rutebeuf, âme du Moyen | ||
22 | Age pleine d'une violente dévotion, ne connaissant pas , à l'égard de Dieu, de sentiments | ||
23 | tièdes, l'adorant ou le haïssant, selon qu'il se sentait protégé de lui ou non. | ||
4 | 24 | Ou Rutebeuf est admirable, c'est dans sa façon de montrer comment, dès que le | |
25 | pacte avec le diable est signé, le monde se métamorphose et devient aussi bienfaisant | ||
26 | pour le héros qu'il lui était hostile. Il n'y a aucun prodige apparent: simplement, tout à | ||
27 | coup, les hommes changent, et avec les hommes l'enchaînement des circonstances. La | ||
28 | lumière qui éclaire la vie de Théophile n'est plus la même. Autre chose très belle: rien | ||
29 | n'est jamais joué, car il ya une médiatrice, qui est «Notre Dame», c'est-à-dire la Vierge. | ||
30 | Elle est la grande protectrice des gens du Moyen Age, qui ne font jamais appel en vain à | ||
31 | elle. Ce n'est point une figure de Saint-Sulpice que cette Vierge-là ; il ne lui manque | ||
32 | qu'une épée : «Je vais te piétiner la panse!» dit-elle à Satan avant de lui arracher le pacte | ||
33 | de Théophile. Celui qui, dans toute cette histoire faustienne, est curieusement ennuyé, | ||
34 | exténué, désabusé, presque peureux, vaincu d'avance, c'est le diable. On sent que | ||
35 | Rutebeuf, qui l'a un peu connu, ne le hait pas tout à fait autant que le devrait un bon | ||
36 | chrétien. |