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Ce que m'ont appris les fourmis

Le texte suivant est le compte rendu d’une interview de Bernard Werber. Ancien chroniqueur scientifique au «Nouvel
Observateur», il a révolutionné notre vision du monde des insectes avec sa trilogie des «Fourmis».

1			Le Nouvel Observateur - Où situez-vous la fourmi					contre ce produit. L’homme a lancé des bombes nuclé-
			dans l’échelle de l’intelligence animale?					aires, mais les générations suivantes ne sont pas pour
			Bernard Werber - Il n’y a pas de gradation dans le			50		autant protégées contre les radiations; l’homme ne sait
			monde animal. Il est absurde de dire qu’un animal est					pas s’adapter au poison.
	5		plus intelligent qu’un autre; c’est un concept inventé		5			N.O. - Vous en parlez comme d’une civilisation à
			par les humains pour définir les capacités humaines: la					part entière…
			faculté de faire des mathématiques, ou de construire un					B.W. - Bien sûr! Quand une fourmi fait une erreur et
			pont. Nos outils ne sont pas objectifs. Pour un homme,			55		construit sa maison sur un terrain inadéquat, toute la
			être intelligent, c’est ressembler à l’homme! On dira					cité va savoir qu’il faut éviter ce genre d’endroit. En
	10		d’un singe qui sait fumer qu’il est intelligent. Or, si l’in-					Italie, on continue à construire sur des terrains glissants:
			telligence est la capacité de répondre à un problème par					l’homme ne profite pas des erreurs passées. La
			une solution, la plupart des animaux survivants ont					capacité d’adaptation est vraiment très développée chez
			trouvé une solution à leurs problèmes.			60		les fourmis. Elles sont parvenues à s’adapter à des
2			N.O. - En quoi consiste alors l’intelligence spéci-					milieux extrêmes auxquels l’homme ne sait résister:
	15		fique des fourmis?					aux déserts arides ou aux zones polaires. Et même au
			B.W. - Elle consiste à s’adapter et à améliorer la					béton. On a vu des fourmis installer leur cité dans des
			cité8). L’objectif des fourmis est de construire des cités					failles de béton.
			qui puissent regrouper un maximum d’individus. Dans		6	65		N.O. - Combien de temps avez-vous étudié le com-
			leur univers, plus une espèce est capable de mettre en					portement des fourmis avant d’écrire votre trilogie?
	20		place une grande cité, plus elle est intelligente: l’orga-					B.W. - Quand j’étais enfant, j’ai passé de longues
			nisation et les rapports sociaux qui s’y développent sont					heures penché sur les fourmilières. Plus tard, ce qui m’a
			très sophistiqués. Paris et sa banlieue regroupent 15					étonné, c’est le fait que jamais on ne se soit intéressé
			millions d’habitants. N’importe quelle fourmilière de			70		aux fourmis; ce sont pourtant des populations que l’on
			forêt en compte 50 millions, sans qu’il y ait pour autant					peut observer sans que leur comportement s’en trouve
	25		d’embouteillages, de pollution, de problèmes de sécuri-					modifié. Pendant un an, j’ai gardé chez moi une colonie
			té ou d’individus défavorisés. Pour vivre en société, les					de fourmis rousses des bois. J’avais installé dans mon
			fourmis ont trouvé des solutions plus efficaces que les					studio un énorme aquarium avec de la terre, qui abritait
			humains.			75		environ deux mille individus. Cela demande énormé-
3			N.O. - Qu’est-ce qui vous fascine le plus dans cette					ment de soins: elles ne mangent pas n’importe quoi - les
	30		organisation sociale?					miennes ne mangeaient que du tarama9) et des pommes.
			B.W. - Dans une fourmilière, tout le monde peut					Et il faut tout le temps contrôler le niveau d’humidité.
			proposer ses idées. Celui qui a une idée la propose à		7			N.O. - On dit parfois que les fourmis constituent des
			tous. Imaginez qu’un individu, en se promenant, décou-			80		organisations totalitaires.
			vre un stock de nourriture. Eh bien, il ira voir les autres,					B.W. - Si l’on doit établir un parallèle avec les caté-
	35		et tout le monde reviendra avec lui. Il n’a pas besoin					gories de la politique humaine, les fourmis seraient plu-
			d’appartenir à l’Académie française pour qu’on l’écoute,					tôt anarchistes. Leur organisation est semblable à une
			ni d’être âgé ou de disposer d’un tremplin social…					communauté hippie, où chacun fait ce qui lui plaît.
4			Les fourmis utilisent «l’intelligence fourmi»,			85		Sans chefs, sans généraux, sans prêtres, sans présidents,
			comme nous utilisons l’intelligence humaine. Par rap-					sans police, sans répression… Il arrive même que cer-
	40		port aux valeurs des fourmis, nous sommes des idiots,					tains individus quittent la cité pour vivre seuls.
			et réciproquement. On admet généralement que l’intel-					L’homme projette ses propres fantasmes sur les socié-
			ligence, c’est trois choses: la mémoire, l’adaptation et					tés animales, surtout sur celles qui réussissent. Mais le
			l’imagination. Les fourmis n’ont ni livres, ni cassettes			90		seul animal totalitaire, c’est l’animal humain.
			moire vidéo, ni CD-ROM - nos outils de stockage de mé-
	45		-, mais quand elles se trouvent en contact avec					propos recueillis par Anne Grignon, dans
			un insecticide, elles s’immunisent. Les générations					«Le Nouvel Observateur» du 4 juin 1998
			suivantes en conservent le souvenir et sont protégées

la cité = de samenleving van de mieren, de mierenstaat
le tarama = de tarama, culinair product, gemaakt op basis van viskuit, olijfolie en citroen