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Bistrots

Bistrots


11     La télévision et la presse en ont parlé. Un peu légèrement. Car, à notre sens, le
2 phénomène est plus sérieux qu'il n'y paraît. En cinq ans, rien qu’à Paris, mille bistrots ont
3 disparu. Un patron de café de l'île Saint-Louis a expliqué, cet automne, à un journaliste du
4 Parisien: «11 y a un problème de succession. Moi-même, j'ai repris le café de mon père.
5 Mais est-ce que mes enfants voudront prendre la suite? Quand ils auront réussi au bac, ils
6 n'auront peut-être pas envie de se consacrer dix-huit à vingt heures par jour au café. Ou
7 est la vie de famille, là-dedans? On se le demande, en effet.
28     A la réflexion, nous croyons pouvoir répondre. 11 fut un temps - c’était, avant le
9 baccalauréat obligé, à l'époque du «petit peuple» - où la vraie vie de famille était non pas
10 celle que l'on passait en compagnie de sa femme et de ses enfants, mais celle du bistrot.
11 Dans le bleu âcre de la fumée et l'odeur du vin, se créait un compagnonnage choisi, et
12 do ne beaucoup plus fort que celui qu'imposent les liens du mariage. Pousser la porte de
13 «son» bistrot, c'était entrer dans un monde où il faisait plus chaud que dans cette vie
14 obligatoire; c'était pénétrer dans un univers enfin sociable où tout ce que vous alliez dire
15 ne serait pas forcément retenu contre vous. C'était le temps o ü l'on aimait perdre son
16 temps, car il n'était pas encore un trésor. Le bistrot était un territoire ouvert à tous, mais
17 qui n'appartenait à personne et où on se réchauffait le cœur.
318     Un bistrot qui ferme, ce sont dix mémoires qui s'en vont, solitaires, essayant
19 d'oublier leur mélancolie devant un écran de télévision. Un bistrot qui ferme, c'est
20 beaucoup plus grave que la fermeture d'une maison de la culture. Le ministre de la culture,
21 qui donne de l'argent pour toute forme de culture, a oublié l'essentiel: subventionner les
22 bistrots.

Guy Lagorce, dans «L'Express» du 6 novembre 1992