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Doisneau par lui-même


Le baiser de l'Hotel de Ville

11     «Mon père, qui travaillait dans le bâtiment, voulait que j'aie un métier sans risques, à
2 l'intérieur. Pour lui, c'était la sécurité. J'avais appris un métier complètement dépassé à
3 l'école Estienne: graveur. Qui pouvait gagner sa vie avec ça? L'école m'avait placé dans un
4 vieil atelier du Marais, un truc misérable... C'était l'été. Il faisait une chaleur à crever.
5 C'était lamentable, rempli d'alcooliques qui jouaient aux courses de chevaux. On
6 imprimait des étiquettes de bouteille. C'était le désespoir. J'avais 17 ans. Je me disais: 'Si la
7 vie commence comme ça ...' Heureusement, j'ai trouvé un autre travail avec des types
8 jeunes et rigolos. On faisait des publicités pour les laboratoires pharmaceutiques. Un beau
9 jour, le patron a eu l'idée d'utiliser des photos. Un des gars de l'atelier a installé un studio,
10 où je travaillais aussi. J'y ai découvert un monde nouveau...
211     Puis, le dimanche, j’ai commencé par photographier ma banlieue, la rue. Je n'osais
12 pas photographier les gens. Je l'ai fait plus tard, à l'apparition du Rolleiflex. C'est un
13 instrument qui permet de ne pas regarder les gens en face. N'importe quel dompteur
14 d'animaux le dira: il ne faut jamais regarder l'animal dans les yeux. Les gens, c'est pareil. Si
15 on les regarde en face, c'est comme une provocation. On crée un rapport de force. Avec le
16 Rolleiflex, quelle courtoisie, quelle humilité! Comme l'appareil se tient à la hauteur du
17 ventre, on doit se courber pour regarder dans le viseur, comme par respect pour la
18 personne photographiée. Ça change tout.
319     Je ne montrais mes photos à personne, je les faisais pour moi. Après mon service
20 militaire, je suis entré chez Renault. Je suis resté cinq ans. J'ai appris la photo industrielle.
21 J'étais jeune marié, très amoureux de ma femme. J'avais un mal de chien à me lever le
22 matin. J'ai fini par être mis à la porte pour retards répétés.
423     Et puis je me suis lancé, je suis allé voir à l'agence Rapho. Et j'ai fait mes débuts
24 comme photographe professionnel. Le patron m'avait donné deux sujets: la grotte des
25 Eyzies et la descente de la Dordogne en canoë. C'était le début de l'été. On est parti, avec
26 ma femme et des copains. Ça s'est mal passé. Mon appareil est tombé dans l'eau et comme
27 c'était la guerre, on m'a rappelé à Paris pour la mobilisation. Je suis parti comme soldat,
28 dans les premiers.
529     Après la Libération j'ai ressorti mon appareil. Je me suis baladé dans les rues de
30 Paris. Le bonheur. Le magazine américain Life a publié mes photos de la libération de
31 Paris. J'avais fait très peu de photos pendant l'Occupation. J'évitais de me faire remarquer.
32 Je fabriquais de faux papiers pour des copains juifs d’Europe centrale. Finalement, mon
33 expérience de graveur m'a servi quand même.
634     J'ai recommencé à travailler pour l'agence Rapho. Je photographiais n'importe quoi,
35 tout ce qu'on me demandait: vélos, mode, beauté. Et puis j'ai fait cette série sur les
36 amoureux de Paris... C'était encore une commande de Life. Avec la fameuse photo «le
37 baiser de l'Hôtel de Ville», Chaque fois, ou presque, qu'elle est publiée, on reçoit des
38 lettres disant: 'C'est moi, sur la photo, avec ce garçon... ' C'est une histoire invraisemblable.
39 Et elle continue, plus de quarante ans plus tard. Il y a même un couple d'imprimeurs d'Ivry
40 qui fait profession d'être les amoureux de l'Hôtel de Ville. Mais c'était une photo posée. Je
41 n'aurais jamais osé photographier des gens comme ça, car des amoureux qui s'embrassent
42 dans la rue, ce sont rarement des couples légitimes, croyez-moi. J'ai fait des tas d'autres
43 photos d'amoureux dans Paris, posées également. Mais celle-là est la seule à avoir cet
44 effet-là.
745     Mes photos sont des autoportraits déguisés. C'est moi l'amoureux, là, devant l'Hôtel
46 de Ville. C'est moi le mec en vacances avec sa canne à pêche. Je photographie toujours le
47 même petit bonhomme, je le fais avec beaucoup de tendresse, de sympathie et de tolérance
48 pour tous les défauts et les faiblesses qu'on peut avoir dans une ville. C'est moi, je suis
49 comme ça. Et je ne photographie bien que les gens qui me ressemblent. Je suis un
50 prototype du brave type.»
 
     d'après Cécile Thibaud, dans «Télérama» du 20 mai 1992


noot 1: Robert Doisneau is op 1 april 1994 overleden