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Bernard Pivot: «Comment je lis»

11     Enfermé dans ma lecture, je suis seul, avec mon livre. Quelle jouissance! Personne
2 ne peut lire ce texte-là, sur cette page-là, à ma place. D'ailleurs personne ne sait ce que je
3 lis. Mon plaisir est égoïste, Le matin, je suis plus heureux, plus frais, je me sens bien.
4 Comme un sportif, j'ai mes moments privilégiés. Ce matin, je suis le meilleur en lecture.
5 Premier de la classe.
26     Depuis toujours j'entretiens un lien très intime avec ces pages écrites. Elles me
7 parlent, et je leur réponds. Jeu d'échanges, de sensibilités, de confrontations, je mets des
8 remarques en marge des pages. En fait, je dialogue avec l'auteur. Mes professeurs
9 m'avaient enseigné cette méthode de travail. Je ne l'ai jamais abandonnée. Ma lecture n'en
10 est que meilleure.
311     Jusqu'à 18 ans j'ai peu lu. Je m'en tenais aux livres indispensables pour passer le bac.
12 Le football, le fait d'être perpétuellement amoureux me mobilisaient totalement. Un jour,
13 lorsque jeune journaliste je suis entré au Figaro littéraire, ma principale tâche a été... de
14 lire. Et je m'y suis mis. Quelle spirale! Une passion inconnue m'envahissait. Que
15 m'arrivait-il? C'était pour moi le début d'un nouvel état amoureux. Ainsi j'ai commencé à
16 m'emparer des livres, à les annoter, justement. A leur dire, de façon à peine cachée,
17 combien je les aimais ou les repoussais. Aujourd'hui, vingt-cinq ans après, je feuillette mes
18 bouquins d'alors, retrouvant le jeune homme que j'ai été. Parfois je le comprends ce jeune
19 homme. D'autres fois je le trouve désespérant. Certaines de mes remarques me semblent
20 stupides. D'autres au contraire, me rendent heureux. «Je ne m'étais pas trompé», me dis-je
21 parfois.
422     C'est pourquoi je ne prête jamais mes livres. Je donne ceux que j'ai en double et
23 ceux que je n'ai pas lus. Les autres, ceux qui sont tous marqués par moi, ne peuvent
24 circuler: ils sont devenus journal intime, confessions. Les laisser lire serait me donner à
25 voir, comme si j'étais nu, horreur!
526     Si j'étais un livre, je haïrais les plaisirs que dorment mes concurrents. Et qui
27 détournent les hommes, les femmes, les jeunes gens des plaisirs que, moi, livre, je sais
28 donner. Mais devrais-je vraiment m'inquiéter? Aller au théâtre: c'est un peu compliqué.
29 Voir un film: il faut se déplacer. Regarder la télé: oblige à rester chez soi, à zapper sans
30 cesse... Mais moi, livre, je peux me glisser n'importe où: dans la poche de mon lecteur, qui
31 monte dans l'autobus, qui prend un train, un avion, qui attend son tour chez le coiffeur...
32 Je suis partout, je vais partout. En fait, mon seul vrai rival reste le walkman, que ses
33 utilisateurs peuvent, comme moi, prendre avec eux. Et avec lequel ils ont ce même tête-à-
34 tête.
635     Dangereux walkman? Oui et non. Un jour, les gens en auront assez du bruit. lis
36 seront courageux. Et, j'en suis sûr, ils prendront un bon stylo-bille, pour annoter les livres.
 
     Bernard Pivot, dans «Le Nouvel Observateur» du 17 au 23 octobre 1991


noot 3: Bernard Pivot: presentator van Franse televisie-programma's over boeken en andere cultuuruitingen