1 | 1 | | Enfermé dans ma lecture, je suis seul, avec mon livre. Quelle jouissance! Personne |
| 2 | | ne peut lire ce texte-là, sur cette page-là, à ma place. D'ailleurs personne ne sait ce que je |
| 3 | | lis. Mon plaisir est égoïste, Le matin, je suis plus heureux, plus frais, je me sens bien. |
| 4 | | Comme un sportif, j'ai mes moments privilégiés. Ce matin, je suis le meilleur en lecture. |
| 5 | | Premier de la classe. |
2 | 6 | | Depuis toujours j'entretiens un lien très intime avec ces pages écrites. Elles me |
| 7 | | parlent, et je leur réponds. Jeu d'échanges, de sensibilités, de confrontations, je mets des |
| 8 | | remarques en marge des pages. En fait, je dialogue avec l'auteur. Mes professeurs |
| 9 | | m'avaient enseigné cette méthode de travail. Je ne l'ai jamais abandonnée. Ma lecture n'en |
| 10 | | est que meilleure. |
3 | 11 | | Jusqu'à 18 ans j'ai peu lu. Je m'en tenais aux livres indispensables pour passer le bac. |
| 12 | | Le football, le fait d'être perpétuellement amoureux me mobilisaient totalement. Un jour, |
| 13 | | lorsque jeune journaliste je suis entré au Figaro littéraire, ma principale tâche a été... de |
| 14 | | lire. Et je m'y suis mis. Quelle spirale! Une passion inconnue m'envahissait. Que |
| 15 | | m'arrivait-il? C'était pour moi le début d'un nouvel état amoureux. Ainsi j'ai commencé à |
| 16 | | m'emparer des livres, à les annoter, justement. A leur dire, de façon à peine cachée, |
| 17 | | combien je les aimais ou les repoussais. Aujourd'hui, vingt-cinq ans après, je feuillette mes |
| 18 | | bouquins d'alors, retrouvant le jeune homme que j'ai été. Parfois je le comprends ce jeune |
| 19 | | homme. D'autres fois je le trouve désespérant. Certaines de mes remarques me semblent |
| 20 | | stupides. D'autres au contraire, me rendent heureux. «Je ne m'étais pas trompé», me dis-je |
| 21 | | parfois. |
4 | 22 | | C'est pourquoi je ne prête jamais mes livres. Je donne ceux que j'ai en double et |
| 23 | | ceux que je n'ai pas lus. Les autres, ceux qui sont tous marqués par moi, ne peuvent |
| 24 | | circuler: ils sont devenus journal intime, confessions. Les laisser lire serait me donner à |
| 25 | | voir, comme si j'étais nu, horreur! |
5 | 26 | | Si j'étais un livre, je haïrais les plaisirs que dorment mes concurrents. Et qui |
| 27 | | détournent les hommes, les femmes, les jeunes gens des plaisirs que, moi, livre, je sais |
| 28 | | donner. Mais devrais-je vraiment m'inquiéter? Aller au théâtre: c'est un peu compliqué. |
| 29 | | Voir un film: il faut se déplacer. Regarder la télé: oblige à rester chez soi, à zapper sans |
| 30 | | cesse... Mais moi, livre, je peux me glisser n'importe où: dans la poche de mon lecteur, qui |
| 31 | | monte dans l'autobus, qui prend un train, un avion, qui attend son tour chez le coiffeur... |
| 32 | | Je suis partout, je vais partout. En fait, mon seul vrai rival reste le walkman, que ses |
| 33 | | utilisateurs peuvent, comme moi, prendre avec eux. Et avec lequel ils ont ce même tête-à- |
| 34 | | tête. |
6 | 35 | | Dangereux walkman? Oui et non. Un jour, les gens en auront assez du bruit. lis |
| 36 | | seront courageux. Et, j'en suis sûr, ils prendront un bon stylo-bille, pour annoter les livres. |
| | | |
| | | Bernard Pivot, dans «Le Nouvel Observateur» du 17 au 23 octobre 1991 |
noot 3: Bernard Pivot: presentator van Franse televisie-programma's over boeken en andere cultuuruitingen