1 | 1 | | En avril 1952, les derniers habitants de Tignes (Savoie) abandonnaient leur village |
| 2 | | sous la surveillance de la police après plusieurs années de «résistance». Le barrage qui |
| 3 | | fermait désormais leur vallée, allait être mis en eau, noyant leurs maisons et leurs |
| 4 | | champs. Tous les dix ans, pour des raisons de sécurité, on vide ce lac de barrage, offrant |
| 5 | | ainsi aux anciens villageois, travaillant pour la plupart dans le secteur touristique de la |
| 6 | | station de sports d'hiver Tignes-le-Lac (2 100 mètres), l'occasion d'un émouvant |
| 7 | | pèlerinage. |
2 | 8 | | Dimanche 6 mai, sur les ruines de l'ancienne église, près de cinq cents personnes se |
| 9 | | sont regroupées pour assister à une messe et entretenir la mémoire du village noyé. |
| 10 | | Certains, parmi les plus âgés, avaient tenu à parcourir à pied le long chemin qui, quittant |
| 11 | | la route de Val-d'Isère, menait jadis à leur village de Tignes. Le visage fermé, les yeux |
| 12 | | rougis, ils regardaient cette vaste plaine, au paysage lunaire, qui fut leur vallée et celle de |
| 13 | | leurs pères. Ce tas de pierres avait été leur école; ce pan de mur intact, résistant depuis |
| 14 | | près de quarante ans à la pression de plusieurs centaines de millions de mètres cubes |
| 15 | | d'eau, leur maison; là, il y avait leur cimetière; ce morne cratère, c'était la place du |
| 16 | | village. |
3 | 17 | | «Tu te rappelles, ça c'était l'hôtel Révial», observe devant un amas de béton l'un de |
| 18 | | ces Tignards qui n'auraient manqué pour rien au monde ce pèlerinage. «Et là, là où je |
| 19 | | suis, c'était la boulangerie», ajoute un autre, en foulant négligemment au pied un |
| 20 | | morceau de terre sèche. Avec Urbain, l'ancien garde champêtre, les hommes se sont |
| 21 | | regroupés pour partager une bouteille de blanc sec sur les fondations de l'ancien café. |
| 22 | | D'autres, serrant fortement la main de leurs petits-enfants, errent à la recherche de leurs |
| 23 | | racines. «Je vais te montrer la maison de la grand-mère, tu vois, c'était ici, tout près de la |
| 24 | | rivière, pas loin de la boulangerie», Le bonheur d'évoquer ces souvenirs de jeunesse était |
| 25 | | presque aussi fort que la tristesse et l'émotion. On pleurait, puis on souriait pour la |
| 26 | | photo. |
4 | 27 | | Sur les vestiges de l'église qui fut dynamitée avec son clocher, on avait dressé un |
| 28 | | petit autel et planté une sobre croix de bois. Les femmes essuyaient leurs yeux et les |
| 29 | | hommes, la voix cassée, reprenaient faiblement les chants religieux. On se montrait du |
| 30 | | doigt celle qui fut la dernière «baptisée» ou la dernière «mariée». Celle-là a depuis quitté |
| 31 | | la montagne pour la vallée. Le 8 mars 1952, quelques jours seulement avant la mise en |
| 32 | | eau, Marthe Révial avait épousé - ironie du sort - l'un des gardiens du barrage. «Au |
| 33 | | début il était venu pour le maintien de l'ordre, raconte-t-elle, puis quand il m'a connue il |
| 34 | | a quitté la police pour travailler au barrage. On s'est fréquenté longtemps car son chef ne |
| 35 | | voulait pas qu'il épouse une Tignarde. Il avait peur que ça fasse des problèmes.» Le jour |
| 36 | | du mariage de Marthe, le préfet et la police étaient là, au cas où ... |
5 | 37 | | Après la messe, hommes et femmes se sont réunis comme avant sur l'ancienne |
| 38 | | place, échangeant leurs souvenirs en dialecte. Solidement appuyé sur sa canne, José |
| 39 | | Reymond regardait le barrage, ce «mur de la honte» de près de 170 mètres de haut, qui |
| 40 | | barre maintenant la vallée. «Un jour peut-être que ce mur-là, lui aussi, tombera», |
| 41 | | lâche-t-il, sans y croire vraiment. |
6 | 42 | | David Reymond évoque, lui, le recommencement: le premier téléski, les nouveaux |
| 43 | | télésièges, les hôtels qui devaient accueillir les touristes pour rivaliser avec Val-d'Isère, |
| 44 | | l'adversaire de toujours. Car, comme beaucoup d'autres, David a rejoint en 1952 ce qui |
| 45 | | allait devenir l'autre Tignes, la station de ski. Hôteliers, moniteurs, guides, ils ont refait |
| 46 | | leur vie. Mais aujourd'hui, en regardant ce qui reste de son village, il confie simplement: |
| 47 | | «C'est dur, c'est vraiment dur», et détourne ses yeux humides. |
7 | 48 | | Lentement, par petits groupes, on reprend le chemin du retour, les enfants quittent |
| 49 | | à regret ce qui n'est pour eux qu'un merveilleux terrain de jeu. Une fois de plus, l'eau |
| 50 | | reprendra ses droits. |