Background image

terug

Instituteur chez les Esquimaux

Instituteur chez les Esquimaux

Jean Malaurie, le célèbre ethnologue1 du pôle Nord s'est fait enseignant chez les Esquimaux. Au jour le jour il note les réactions de ses élèves. Fascinante expérience entre modernité et tradition.

11     J'ai été pendant deux mois, en avril-mai dernier, instituteur volontaire à Clyde River,
2 un village canadien inuit (esquimau). Petit village (500 habitants, 80 familles) de chasseurs
3 de phoques, d'ours et de caribous, sur le bord canadien de la mer de Baffin, à 800 kilomètres
4 du Groenland. Il était jadis (XIXe siècle) visité par les terribles baleiniers2 écossais, à barbe
5 rousse. Une école fédérale n'y a été créée qu'en 1962. Elle compte 165 enfants.
26     Venant de Montréal, j’arrive par avion. Nous survolons les montagnes glacées de la
7 terre de Baffin. C'est le soir. Il fait -30° C et une tempête de neige rend l’atterrissage
8 difficile. Le directeur de l’école, barbe rousse, d'origine écossaise, m'attend. Il est cordial.
9 Nous passons quelques jours ensemble pour que je prenne connaissance des directives du
10 conseil inuit de l’école. Ligne générale: enseigner aux Inuits le «programme», mais selon les
11 méthodes traditionnelles inuits, c'est-à-dire en ne donnant jamais un ordre. La volonté doit
12 venir de l’enfant inuit lui-même.
313     Lundi 13 heures, ma première classe aux 8-10 ans a lieu dans une salie bien aérée, de
14 30 mètres carrés. Je suis face à vingt-cinq enfants sagement assis à des pupitres individuels
15 mobiles. La classe est surchauffée à 20° C, alors que dehors il fait toujours -30° C.
416     Un quart au plus paraît disposé à travailler et, pour l’instant, je me sens sous
17 surveillance. Deux enfants ayant frappé fortement la porte, j’élève la voix avec ... autorité.
18 Quelle erreur! On le racontera le soir même aux parents. Or, ceux-ci tiennent essentiellement
19 à ce que l’école soit le prolongement de la maison inuit traditionnelle : l’enfant doit
20 s'autodiscipliner et le Blanc n'a, en aucun cas, le droit de commander. L'ombre de la police
21 fait ici horreur.
522     Tous ont constamment envie de bouger, de se lever pour tailler leur crayon ou ils
23 demandent à aller «boire», Dans un coin séparé de la salie : des coussins. Sans en demander
24 l'autorisation, quelques enfants se lèvent pour aller s'y reposer un moment. Après la nuit
25 polaire, c'est en effet maintenant le retour du soleil. Une bonne partie des nuits sont
26 blanches et les enfants en profitent pour jouer au ballon, faire de la bicyclette. Le matin, ils
27 arrivent souvent à l’école épuisés: et, la tête posée sur leur pupitre, quelques-uns
28 s'endorment.
629     Très vite, je m'aperçois que je suis trop didactique. Alors, je modifie rapidement ma
30 «pédagogie» et divise mon cours en séquences de dix minutes, suivies chacune d'un
31 dialogue. Cet enseignement que je prends très à coeur m'épuise. Je vais, parfois,
32 discrètement me cacher dans une petite salie et m'étends, le dos au mur, en fermant les yeux,
33 pour reprendre mes forces.
734     Mais je suis récompensé: je parviens peu à peu, à intéresser vraiment mon jeune
35 auditoire. Puis, un soir de tempête, c'est le miracle. On frappe à la porte de ma maison
36 solitaire, enfouie sous la neige. Quatre garçons, une fille, le visage rougi par le froid, serrés
37 dans leur capuchon, apparaissent. «On peut rester avec toi, ce soir? - Mais oui, entrez!»
38 Manifestement, ils attendent que je les distraie ... et puis chacun fait ce qu'il a dans la tête, à
39 l'inuit, dans le respect de chacun. Je leur donne des feuilles de papier et, bientôt, ils sont
40 couchés sur le ventre, en train de dessiner. Tout en mangeant une partie de mon caribou
41 gelé, de mes quatre saumons gelés, et tout en buvant des tasses de thé, ils me posent mille
42 questions sur ma vie en France, l’Afrique. Je remarque que, souvent, les plus réservés -les
43 paresseux à l’école - deviennent chez moi les plus vivants, les plus créatifs. lis restent à mes
44 côtés jusqu'à 2 ou 3 heures du matin. Pour mon bonheur, il en sera ainsi tous les soirs,
45 jusqu'à mon départ ...

Jean Malaurie dans «Le Nouvel Observateur», janvier 1988

noot 1: l'ethnologue = de volkenkundige
noot 2: le baleinier = de walvisvaarder