1 | 1 | | Ils sont sans aucun doute les plus singuliers des 36450 maires de France. Comme |
| 2 | | leurs collègues, ils portent l'écharpe traditionnelle et tous les insignes de la fonction. |
| 3 | | Mais, là-bas, en bordure de la Meuse, sur ces tristes hauteurs de Verdun uniformément |
| 4 | | brunes et gonflées, ils sont des maires sans communes. Sept maires du souvenir qui, par |
| 5 | | leur seule présence, rappellent que vécurent ici des villages, détruits sous les orages |
| 6 | | d'acier de la Grande Guerre. |
2 | 7 | | Cela s'est passé en 1916, il y a soixante-dix ans. C'était, raconte un vieil historien |
| 8 | | local, un dimanche de grand soleil, un vrai dimanche de printemps. Entre Français et |
| 9 | | Allemands, le duel d'artillerie aura été long et formidable. En avant, en arrière, les tirs |
| 10 | | ennemis allumaient des rampes de feu1. Des collines étagées sur la Meuse s'échappaient |
| 11 | | des colonnes de nuages noirs. Sous la canonnade continue, on sentait la terre trembler. |
| 12 | | Bilan d'une simple semaine de juin: huit millions d'obus2 tombés sur ces pentes douces. |
| 13 | | L'horreur. |
3 | 14 | | De Beaumont, Bezonvaux, Cumières, Fleury, Haumont, Louvemont et Ornes - sept |
| 15 | | villages tranquilles de Lorraine - il ne reste, aujourd'hui, rien. Pas une pierre collée à une |
| 16 | | autre. Seule la petite église d’Ornes, au bord du bois de Fosses, dresse les restes de ses |
| 17 | | piliers ébranlés. Depuis longtemps, les habitants sont partis. Certains survivants, dès |
| 18 | | 1916. D'autres, un peu plus tard, qui avaient voulu revenir et qui ont été très vite |
| 19 | | découragés. «Ceux» d'Ornes, de Cumières ou de Fleury ne voulaient pas, en réalité, |
| 20 | | quitter leur terre, c'est-à-dire leurs morts: «Tant qu’il y a des tombes, un village existe.» |
4 | 21 | | Seulement, à Paris, la Grande Guerre terminée, la République en décida autrement: |
| 22 | | pas question de reconstruire la zone dite «rouge». Ces 210000 hectares abîmés devaient |
| 23 | | demeurer un lieu saint. Sur place, il fallait se résigner. Pas question non plus de cultiver |
| 24 | | les champs familiaux: les rares personnes qui s'y risquèrent, trouvèrent la mort sur des |
| 25 | | mines mises sous terre. Le temps a passé. La terre s'est durcie. Autour de croix de bois |
| 26 | | innombrables, se dressent des forêts de sapins. |
5 | 27 | | «Il n'y a plus personne», confie avec nostalgie l'ancien colonel d'infanterie Léon |
| 28 | | Rodier, 68 ans, maire de Fleury depuis quinze ans. |
6 | 29 | | Tous partis, les habitants? En 1986, il en reste encore, là-bas, quelques-uns à |
| 30 | | «croire en l'âme» de leurs villages fantômes, désertés depuis soixante-dix ans, parfois par |
| 31 | | force. Quelques isolés, solitaires, mais, surtout, les sept maires que la République - au |
| 32 | | nom du souvenir - nomme tous les six ans. |
7 | 33 | | Ces sept magistrats gardent soigneusement des registres d’état civil où ne |
| 34 | | s'inscrivent que les décès, et, chaque année au 11 novembre ils se réunissent comme les |
| 35 | | autres pour fêter la victoire. |
8 | 36 | | Dans ce groupe des sept, une personnalité se distingue des autres: Clémence Saint |
| 37 | | Vanne, 70 ans, l'âge de la grande bataille, est maire d'Ornes. Autrefois, plus de 1 800 |
| 38 | | habitants, actuellement: 5. Clémence - qui a succédé il y a cinq ans à son mari, Emile ne |
| 39 | | se résigne pas à voir, demain, la commune disparaître totalement de la carte. Au bord |
| 40 | | de ce qui était le village, un jeune couple s'est installé depuis peu avec ses deux enfants. |
| 41 | | Et Clémence, ravie, bombarde maintenant le conseil général du département de |
| 42 | | demandes de subventions. Son but: que le car scolaire vienne de Verdun jusqu'à Ornes. |
| 43 | | En attendant, Mme le Maire s'est abonnée au journal L'Est républicain. C'est le moyen |
| 44 | | d'obliger le facteur à passer tous les jours. Le moyen d'interdire l'oubli. |