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Le Tour de France, ça roule!

Le Tour de France, ça roule!



11     Eh bien ! Oui, le Tour de France ça fait mieux que courir, ça roule, encore,
2 toujours. Au moment d'une nouvelle arrivée sur des Champs-Élysées ornés de drapeaux
3 et en pleine joie, ses organisateurs peuvent se frotter les mains et les sociologues ont de
4 quoi se creuser la tête: comment expliquer le succès de ce plus grand cirque du monde
5 qui, durant trois semaines, cette année encore, celle de son quatre-vingtième anniversaire,
6 a mobilisé au long de toute la route des spectateurs par millions?
27     Il est vrai que, derrière le spectacle, il y a les coulisses. L'épopée n'est plus ce
8 qu'elle fut en 1903. Les affaires, au sens le plus capitaliste et le plus commercial sont
9 devenues plus importantes que la simple et touchante aventure. Le bilan financier de
10 l'entreprise compte à coup sûr autant et même plus pour la Société du Tour de France
11 que l’exploit sportif. Mais pour la foule des arrivées, celles des sommets de col ou autres
12 «points chauds», le Tour, c'est encore et toujours une histoire sentimentale avec ses héros
13 heureux ou malheureux.
314     Il y a beau temps, bien sûr, qu'ils ne surgissent plus, hagards1, solitaires et
15 moustachus, couverts de boue ou de poussière, à la tombée d'un jour affolant. Ils sont
16 aujourd'hui, hommes et machines, huilés, frictionnés, escortés tous au même titre, qu'ils
17 soient célèbres ou anonymes, et ce sont des gendarmes par milliers qui leur ouvrent cette
18 voie de princes privilégiés. Cela n'empêche pas qu'il y a des drames et des souffrances,
19 c'est-à-dire qu'il y a une continuité. Le Tour de France est un grand méchant. Il sait, ses
20 fervents le disent pour lui, que sa légende fait partie de son capital, qu'elle en est même
21 peut-être bien l’essentiel: Pascal Simon et son épaule blessée, héros de l’année 1983, est
22 dans le droit fil de Christophe le «Vieux Gaulois», brisant la fourche de son vélo en 1905
23 dans la descente du Tourmalet et venant la réparer lui-même dans une forge2 de
24 Sainte-Marie-de-Campan.
425     Mais la popularité du Tour a encore une autre racine. Le sport cycliste en général,
26 le Tour de France du même coup, ce sont d'abord les coureurs qui le font. Ces garçons,
27 qu'ils soient de France, d'Espagne, de Hollande, de Suisse, d'Italie ou même de
28 Colombie, ont en général des origines modestes. Ce sont le plus souvent des fils de
29 paysans, d'ouvriers ou des porteurs de journaux qui, avant de devenir des professionnels
30 de la bicyclette, ont connu la vie rurale, l’usine ou l’atelier. La foule qui les acclame est
31 une foule qui, inconsciemment ou non, se reconnaît en eux. Si par hasard ils font
32 spectaculairement une grève pour protester contre des conditions de course - c'est-à-dire
33 de travail - jugées trop dures, le public, leur public, sait de quoi il s'agit et ne leur en
34 voudra jamais. Et eux de la même façon, s'ils sont interrompus dans leur course par un
35 mouvement ouvrier en quelque endroit, ne s'en fâchent pas. De là cette union entre les
36 uns et les autres.
537     Ainsi est né, pour se fortifier génération après génération, un mythe du Tour de
38 France, un mythe qu 'Antoine Blondin3 a essayé de caractériser en disant: «Qu'on le
39 veuille ou non, cette course cycliste propage un courant d'affection, un air de famille et
40 un air du pays, qu 'on respire même sans en avoir conscience.»

«Le Monde», juillet 1983

noot 1: hagard = verwilderd
noot 2: une forge = een smederij
noot 3: A. Blondin: Frans schrijver en journalist (geb. 1922)