1 | 1 | | «Yves était un enfant extrêmement gai. Il aimait rire et dessiner. A dix ans, il avait |
| 2 | | déjà fait un portrait de moi. Et puis, il avait son théâtre à la maison, «L'illustre théâtre» |
| 3 | | comme il l'appelait. Il habillait les personnages de vieux vêtements que je lui donnais et il |
| 4 | | inventait les dialogues. Ses soeurs et ses cousins étalent ses acteurs. |
2 | 5 | | Nous habitions une grande maison à Oran, en Algérie, non loin du quarter arabe. |
| 6 | | Au marché, Yves était toujours fasciné par ce monde d'odeurs et de couleurs. Ces couleurs |
| 7 | | vives seront Le secret de son succès. Il adorait la mer aussi. Il nageait, courait sur la plage |
| 8 | | avec toute une bande d'amis. Beaucoup plus tard, j'ai découvert que ces moments ont été |
| 9 | | Le côté ensoleillé de son enfance. Le reste du temps il était extrêmement malheureux dans |
| 10 | | le collège o ü il faisait ses études secondaires. Les autres élèves Le brutalisaient. Le pauvre, |
| 11 | | il était déjà si différent. Il supportait tout en se disant qu'il serait célèbre un jour et qu'il |
| 12 | | prendrait sa revanche à sa façon. |
3 | 13 | | Yves s'est toujours intéressé à la mode. A trois ans, il pleurait s'il n'aimait pas ma |
| 14 | | robe. Nous achetions tous les journaux de mode. A quinze ans, Yves était déjà une gloire |
| 15 | | locale, il faisait les décors des bals du Yacht Club, les costumes de l'école de danse. |
4 | 16 | | Et puis il rencontra Michel de Brunhoff, directeur du magazine de mode «Vogue», |
| 17 | | qui lui conseilla de venir à l'Ecole de couture de la rue Saint-Roch à Paris. Bien sûr, mon |
| 18 | | mari aurait préféré qu'il étude à l’université. Mais Yves était si brillant que Michel de |
| 19 | | Brunhoff demanda à Christian Dior, un des plus grands couturiers français, de le recevoir. |
| 20 | | Monsieur Dior, charmé par les dessins d'Yves, l'engagea aussitôt. Ce furent deux années |
| 21 | | Exceptionnelles. De temps à autre, monsieur Dior sélectionnait un de ses dessins, puis |
| 22 | | Plus leurs. |
5 | 23 | | En vacances chez nous, à Oran, Yves me dessinait des robes que nous faisions faire |
| 24 | | par une petite couturière dans les tissus-) superbes qu'il me rapportait. J'étais toujours si |
| 25 | | fière, quand je me promenais, habillée par lui de la tête aux pieds avec d'extraordinaires |
| 26 | | chapeaux qui faisaient sensation. |
6 | 27 | | Un jour, monsieur Dior m'invite à la présentation de sa collection et demande à me |
| 28 | | voir ensuite. C’était fin juillet 1957. Je Le vois encore, élégant et charmant. Il fit sortir mon |
| 29 | | fils et me dit après quelques compliments: «Ce sera Yves qui prendra ma place.» Je n'ai |
| 30 | | pas compris tout de suite, mais un mois après il était mort. |
7 | 31 | | En effet, Yves a pris sa place et a perdu d'un coup toute sa jeunesse. Pour toujours |
| 32 | | habillé de vêtements sombres. Fini les fêtes. Pour préparer sa première collection, il est |
| 33 | | revenu à Oran, s'est enfermé dans sa chambre et s'est mis à dessiner. Le jour avant son |
| 34 | | départ il nous a montré ses dessins. Il s'agissait de la fameuse ligne trapèze, qui a été un |
| 35 | | triomphe. A 21 ans on l'appelait «Le prince de la couture». Mais si vous saviez comme cela |
| 36 | | se pale cher, très cher!... |
8 | 37 | | Avant la présentation des collections nous ne parlons jamais de son travail. J'assiste |
| 38 | | aux deux défilés de mode qu'il présente tous les ans. Autrefois Yves ne voulait pas se |
| 39 | | montrer à la fin d'un défilé, aujourd'hui ça lui fait plaisir quand les gens l'ovationnent, |
| 40 | | voilà sa récompense.» |