FRITZ, LE COUREUR CLANDESTIN | ||
Je l'avais aperçu quelques fois pendant ce Tour de France. Sa position aux premiers rangs et | ||
sa vitesse m'avaient surpris. | ||
Lors de l'avant-dernière étape, il avait même devancé le peloton pendant une trentaine de | ||
kilomètres. J'étais curieux de savoir qui était cet homme marqué par l'effort et par les années. | ||
5 | A l'arrivée de la dernière étape sur les Champs-Elysées, il était encore là. Il était temps de faire | |
connaissance avec ce coureur clandestin du Tour de France. | ||
Son maillot avec un D majuscule au dos ne laisse aucun doute sur sa nationalité. Fritz est | ||
Allemand. | ||
Parti de Francfort avec les coureurs, il a pris le même parcours que le peloton, et même s'il est | ||
10 | parti parfois très tôt pour arriver avant la nuit, la performance¹ est impressionnante, parce que | |
Fritz vient de fêter ses soixante-cinq ans. | ||
Cette course longue et difficile est-elle le résultat d'un pari² stupide? | ||
Pas du tout. Fritz ne l'a pas faite pour la première fois. Six fois déjà il a suivi le Tour de | ||
France en 1972, '75, '77, '78, '79 et '80. | ||
15 | "J'aime beaucoup le cyclisme et c'est pour moi la meilleure façon de suivre les performances | |
de mes favoris." | ||
Soixante-cinq ans! N'est-ce pas là un âge raisonnable pour prendre sa retraite? | ||
"Pas du tout. Je serai certainement encore là l'an prochain." | ||
Pendant ce long et difficile Tour de France n'avez-vous jamais pensé à abandonner ... ou à | ||
20 | prendre le train? | |
"Non. Jamais une telle idée ne m'est venue. Je reconnais que j'ai connu un moment de | ||
faiblesse lors de l'abandon du coureur allemand Didi Thurau. J'étais là pour le suivre avant tout | ||
et lorsqu'il a renoncé, ça a été très difficile pour moi. De plus, ce jour-là je n'avais pas pu trouver | ||
de chambre d'hôtel et j'avais de coucher au bord de la route. Le temps était froid et humide. | ||
25 | C'était terrible." | |
Sans confort, sans les soins d'après course, sans masseur ni médecin, Fritz a poursuivi sa route. | ||
Jusqu'à l'arrivée aux Champs-Elysées. Sur le podium dressé sur les Champs-Elysées, Joop Zoetemelk | ||
reçoit la formidable ovation du public parisien. Fritz aurait bien le droit d'en demander | ||
une petite part. | ||
30 | Mais tandis que la fête continue, le chevalier de l'asphalte, l'aventurier des temps modernes | |
s'en va. Seul. Un dernier geste de la main et il s'éloigne. Fritz est passé presque inaperçu. | ||
Le Progrès, 1980 |